Une interview intéressante que nous livre Thomas Porcher, professeur d’économie sur la compatibilité entre la transition écologique et la croissance. Est-il possible de les réconcilier ? De quelle manière ? Notre modèle économique est-il compatible avec une vraie transition écologique ? Il tente de répondre à ces différentes questions par une approche équilibrée qui tient aussi compte des efforts à entreprendre par les pays émergents.
Thomas Porcher: « Croire que les marchés vont inventer la solution, c’est crétin »
Article publié sur L’Echo en ligne le 8 février
Le professeur d’économie Thomas Porcher estime qu' »écologie et croissance ne sont pas contradictoires » mais dans la lutte contre le réchauffement climatique, « on culpabilise le citoyen alors que les plus gros pollueurs sont laissés tranquilles ».
Professeur d’économie à la Paris School of Business, spécialiste de l’économie des énergies et auteurs de divers ouvrages dont le « Déni climatique » et d’un « Traité d’économie hérétique. Pour en finir avec le discours dominant », Thomas Porcher a fondé, l’an passé, avec l’essayiste Raphaël Gluksmann et d’autres, le parti politique « Place Publique ».
« On s’évertue à entretenir un modèle économique cause de tous les désordres climatiques », expliquait Nicolas Hulot lors de sa démission. N’y a-t-il aucune conciliation possible entre écologie et croissance?
Écologie et croissance ne sont pas contradictoires, du moins dans un premier temps. Et l’écologie est même une opportunité économique: beaucoup de secteurs de la transition énergétique ont besoin de croissance. Dans le renouvelable et la rénovation du bâtiment, par exemple. Mais sur le long terme, on sait que les émissions de CO2 sont liées à notre modèle économique, qui est donc incompatible avec la lutte contre le réchauffement. Une « croissante verte » est possible et nécessaire dans un premier temps mais ce ne sera pas suffisant. Il faudra évoluer vers un modèle basé, entre autres, sur la relocalisation, l’économie circulaire et la sobriété.
Nos équilibres socio-économiques reposent pourtant sur la croissance. La réduire, n’est-ce pas risqué? Et quid aussi de la croissance des pays émergents?
Mais quand on parle de croissance, de quoi parle-t-on? Au moment de la crise des subprimes, les États-Unis étaient à 3 ou 4% de croissance. Mais c’était une croissance aberrante dopée à la finance et au crédit. Autre exemple: les compagnies pétrolières mettent dans leurs actifs leurs réserves prouvées, alors qu’on sait qu’elles devront en laisser les 2/3 sous les sols. Il y a donc une déconnexion totale entre la comptabilisation financière et les contraintes et défis du réel. Tant qu’on s’en tiendra à ce type d’indicateur de croissance, on ne s’en sortira pas. Il faut diversifier les indicateurs de manière à pouvoir distinguer une bonne croissance d’une mauvaise. Et ensuite, oui, il faudra accepter que la croissance ne puisse pas se maintenir à 2 ou 3%, mais qu’elle sera inférieure. Cependant, n’oublions pas que, en réalité, un point de croissance, sur 20 ans, ça représente en cumul une énorme croissance.
Quant aux populations des pays pauvres et émergents, leur consommation d’énergie et l’accès aux produits de base sont nécessaires à leur survie. Ils ont donc besoin d’une autre croissance que la nôtre. Les vrais efforts doivent venir des pays riches. D’autant plus qu’au-delà d’un certain indice de développement humain, on constate que consommer moins d’énergie ne modifie pas la qualité de vie. Les États-Unis, l’Europe pourraient baisser aujourd’hui leur consommation d’énergie sans porter atteinte à leur niveau de vie. Ce sont les pays riches qui doivent faire les efforts principaux. Si les pays riches font leur transformation, les pays pauvres la feront d’autant plus rapidement.
« Malheureusement, aucun homme politique ne semble à la hauteur pour relever le défi. »
Comment évaluez-vous la COP21? C’était une étape importante?
Eh bien, franchement, on est passé du climato-scepticisme (façon Trump) au déni et à l’hypocrisie climatiques. Sont hypocrites les gouvernants qui disent être conscients de la gravité du réchauffement mais qui, dans les faits, ne changent rien, ou à la marge; qui signent des traités de libre-échange dont on sait qu’ils seront très polluants ou qui continuent de subventionner les énergies fossiles. À ce jour, l’ensemble des pays de l’UE n’a pas pris les mesures promises dans l’accord de la COP21. On peut critiquer Trump mais on fait comme lui. Macron organise un sommet « Make the planet great again« , et en même temps, il donne de nouvelles autorisations de forage. L’accord de la COP21 fait 40 pages alors que le traité de libre-échange avec la Corée du Sud en fait 2.000… Bref, le commerce passe avant la planète. On est en pleine hypocrisie climatique.
L’écologie, dites-vous, « est trop importante pour être laissée aux mécanismes du marché ». Pourquoi?
Croire que les marchés, à peu près livrés à eux-mêmes, vont inventer la solution, c’est crétin. Regardez le marché du carbone: échec complet. Le prix du carbone européen devait être à 100 dollars et il est descendu à des niveaux très bas. Plutôt que d’être une incitation à changer les comportements, il est devenu une incitation à ne rien changer. Il faut se poser les vraies questions: pourquoi avons-nous besoin de fixer un prix du carbone alors même que nous savons quelles sont les activités polluantes? Pourquoi passer par la création d’un marché et d’un hypothétique prix du carbone alors qu’il suffirait de fixer une taxe ou de réglementer les activités polluantes? S’il y a urgence, allons droit au but sans passer par la construction de marchés visant à réguler les défaillances d’autres marchés.
« Une fiscalité juste inciterait le consommateur autant que le producteur. »
Que serait une fiscalité écologique juste?
La fiscalité doit corriger les comportements. Elle est nécessaire mais insuffisante, d’autant plus qu’elle ne repose en général que sur une seule partie prenante: le consommateur. Et comme cette fiscalité contraint surtout les classes moyennes et populaires, elle génère un sentiment anti-impôt et la révolte dont témoignent les gilets jaunes. Une fiscalité juste inciterait le consommateur autant que le producteur. Dans la COP21, on ne dit rien du transport maritime et aérien! Pour que la fiscalité écologique soit juste, il faudrait commencer par taxer les compagnies pétrolières et interdire l’exploration et la production de nouveaux gisements d’hydrocarbures.
Vous dites qu’il faudrait faire pour le renouvelable ce qui a été fait pour le nucléaire, qui fut un vrai choix politique. Ce qui manque, c’est la vision stratégique?
Oui! Si on retrouvait une vraie vision stratégique de long terme, on pourrait créer rapidement les conditions d’une transition énergétique ambitieuse. Il faut plus de volonté politique pour enclencher la transition énergétique. Les subventions aux renouvelables ou la fiscalité ne suffiront pas. Nos énergéticiens doivent être réorientés vers la production d’énergie renouvelable et nous devons adapter nos industries aux exigences environnementales. Cela nécessite une vision globale sur la production, la consommation, les transports, l’organisation du travail. C’est un vrai défi humain et technologique, beaucoup plus intéressant que celui qui consiste à flexibiliser ou casser le modèle social. Malheureusement, aucun homme politique ne semble à la hauteur pour relever le défi.
Pour quelles raisons l’Europe n’a-t-elle pas, contrairement à la Chine ou aux États-Unis, ce type de vision long terme?
Quelques pays, comme l’Allemagne et les pays scandinaves, s’y efforcent. Mais Jacques Delors a voulu privilégier la création d’un espace de concurrence, convaincu que celle-ci était la clé du bonheur, au lieu de favoriser la création d’industries (comme Airbus), dans tous les domaines qui comptent. Fatale erreur. Quel est le principal concurrent de l’iPhone américain? C’est le coréen Samsung! L’Europe a raté plein d’opportunités parce qu’elle raisonne en termes de concurrence – et aussi, maintenant, en termes d’austérité, de réduction des dépenses publiques, et non d’investissement. A contrario, la force de la Chine, c’est sa stratégie long terme, y compris dans la transition énergétique dont elle veut être le leader mondial. Les États-Unis sont pragmatiques, à la fois libéraux, stratèges, interventionnistes. Les Européens, eux, sont des libéraux dogmatiques prisonniers de la politique concurrentielle, qui est une politique à courte vue.
Que pensez-vous du Pacte Finance-Climat initié par Pierre Larrouturou?
C’est une bonne idée mais il faut savoir comment cette banque du climat sera dotée et ce qu’on qualifie d’investissement pour le climat. Par exemple, Emmanuel Macron juge que 15 milliards d’euros sur 5 ans sont suffisants pour enclencher la transition écologique, je ne le crois pas. Des industriels jugent que l’exploitation de gaz est favorable au climat. Il faut donc voir de quels investissements on parle pour que ça ne débouche pas sur un grand green washing des industriels.
Dans le monde tel qu’il va, qu’est-ce qui vous choque le plus?
L’injustice fiscale. C’est le retour à l’Ancien Régime: d’un côté, une masse qui paye les impôts et de l’autre une poignée qui en est exemptée. La logique libérale a fait naître une nouvelle noblesse. C’est grave. Jusqu’à quand va-t-on le supporter? Dans la lutte contre le réchauffement climatique, on culpabilise le citoyen alors que les plus gros pollueurs, on les sort de l’accord de la COP21. Ce système est révoltant.
Un motif d’optimisme, tout de même?
Quand on s’arrête et qu’on réfléchit, on déprime. L’espoir, il est dans le combat. José Bové m’avait dit un jour: « Quand on est dans le combat, on n’est jamais aigri.«