Ce sont les circonstances qui font de la puissance publique, Etat ou région, un actionnaire : accompagnement d’une reconversion d’un vieux bassin industriel par appui aux start-ups, transition d’un monopole public vers un régime de concurrence comme dans les transports ou les télécommunications, gestion directe d’un monopole naturel comme l’eau ou des autoroutes à péage.
L’Etat, c’est-à-dire en ultime regard, les élus, se trouve alors face à un double dilemme. D’abord, comme régulateur du marché en cause, il lui faut fixer le degré de concurrence qui va permettre à la fois, d’une part d’assurer la pérennité de l’entreprise en lui préservant des marges de profit suffisantes pour ses investissements à long terme et d’autre part un prix bas du produit ou service, avantageux pour le pouvoir d’achat du consommateur privé et pour la compétitivité de l’utilisateur industriel. Ensuite, comme actionnaire il doit à la fois assurer une rentabilité élevée pour assurer le niveau d’innovation technologique nécessaire et pour préserver l’emploi, et distribuer une partie du profit pour rémunérer l’actionnaire-contribuable, en versant des dividendes au Trésor public pour alimenter le budget de l’Etat.
Autrement dit l’Etat se trouve placé devant des choix contradictoires entre lesquels il lui faut arbitrer. Le voici coincé entre le marteau et l’enclume. Ces arbitrages sont particulièrement difficiles dans les secteurs à haute technologie exposés à un rythme rapide d’innovation technique et commerciale qui nécessitent de fortes marges de profit. En même temps ces secteurs sont confrontés à des risques de restructuration imposés par l’internationalisation.
Proximus cumule toutes ces difficultés : d’abord le passage de la téléphonie fixe à la téléphonie mobile a détruit le monopole naturel dont jouissait l’ancienne RTT. A l’Etat-régulateur de fixer désormais le degré de concurrence par l’attribution de licences à trois ou quatre opérateurs ! Le Ministre De Croo, a choisi de renforcer la concurrence aujourd’hui pour faire baisser les prix au risque de se retrouver, après une phase de concurrence sauvage, face à un secteur forcé de retrouver une rentabilité en rétablissant des formes d’entente sur les prix. Ensuite, Proximus doit à tout prix assurer sa mutation technologique pour ajouter à ses services de téléphonie mobile, l’offre de services numériques aux entreprises, levier de sa croissance future sur le long terme ; cette mutation coûte cher en investissements techniques et en transformations d’emplois. Elle appelle donc des marges de profit élevées. Enfin, se profile à un horizon peut-être plus proche qu’on ne l’imagine, la perspective redoutable d’une restructuration au niveau européen, préparée aujourd’hui par une politique commune ambitieuse de normalisation technique: songeons en effet qu’il existe aujourd’hui cinq opérateurs aux Etats-Unis contre une centaine en Europe, à raison de trois ou quatre par Etat-membre, pour des marchés de taille comparables! La Belgique va-t-elle une fois encore , comme elle l’a fait dans la banque, l’énergie ou le transport aérien, transférer ses entreprises –ici Proximus- à un concurrent étranger, français ou allemand, faute d’avoir investi à temps, ou pour céder aux convoitises de nos puissants voisins ?
Quand l’Etat-actionnaire est confronté ainsi à des exigences contradictoires, il ne peut pas simplement se défausser pour ces choix stratégiques sur le Conseil d’Administration qui en l’occurrence est constitué d’administrateurs nommés par lui. Il lui faut établir des priorités. Car c’est bien au politique qu’il revient de fixer les priorités! Proposons-en trois, dans l’ordre : préserver les externalités technologiques que génère Proximus pour d’autres secteurs et pour les régions, en l’imposant comme entreprise belge de pointe, technologiquement et commercialement agile et compétitive à l’échelle européenne. Priorité donc à l’investissement interne sur la baisse des prix pour le consommateur et provisoirement sur la rémunération de l’actionnaire. En conséquence, laissons de côté l’attribution d’une quatrième licence et préservons la santé financière de Proximus pour la préparer au choc de la restructuration européenne. C’est celle-ci qui assurera le moment venu de meilleurs prix pour les consommateurs. Aujourd’hui, il faut renforcer Proximus comme acteur technologique. Deuxièmement, accompagnons la mutation envisagée par une action de formation à deux niveaux : celui des travailleurs à potentiel effectif de changement des qualifications et des compétences et celui des travailleurs moins bien préparés, par de le formation continue et permanente au sein de l’entreprise par l’acquisition de nouvelles compétences. Rappelons nous que former un employé coûte grosso modo un tiers par rapport au fait de s’en séparer ou de le laisser partir. L’Etat-actionnaire ne peut laisser personne sur le carreau et la réinsertion dans le marché du travail doit être prioritaire. Il faut, à cet égard, créer une jurisprudence Proximus : l’Etat-actionnaire doit se montrer exemplaire dans l’ajustement du monde du travail à l’innovation technique. Troisièmement, élargissons le propos sur ce point précisément qui, pour un humaniste, est véritablement central dans la lutte contre les inégalités. Celles-ci, nous le savons désormais, ont plusieurs sources : la mondialisation avec ses délocalisations, la finance par son prélèvement souvent prédateur sur l’économie réelle et la concentration des patrimoines, la transition climatique qui confronte les plus vulnérables à des couts croissants de mobilité et de logement et enfin le progrès technologique dont les formes ultimes sont les robots et l’intelligence artificielle. Cette dernière inégalité est peut-être à terme la plus redoutable, car elle va créer un clivage profond dans nos sociétés entre les personnes bien formées et les autres, qui va doubler et pérenniser les écarts de revenus. Frontière redoutable pour la justice et pour la démocratie que cette barrière dans l’accès au savoir et au progrès. Dans la bataille pour la compétitivité technologique, nous devons placer la personne au centre des politiques d’éducation et de formation. C’est la vraie leçon à tirer dès maintenant du cas Proximus : une incitation à investir dans l’Homme, dans toutes les femmes et dans tous les hommes pour qu’au progrès technologique corresponde un progrès humain.
Vanessa Matz