Vanessa Matz (Les Engagés): Monsieur le président, je souhaite tout d’abord excuser mon collègue Georges Dallemagne, mentionné par plusieurs collègues, qui n’a pu se joindre à nous, alors qu’il a grandement contribué aux avancées de ce texte. Au nom de mon groupe, je le remercie. De même, je voudrais remercier M. Prévot qui a eu l’honnêteté intellectuelle de rendre à César ce qui est à César. Je n’ai pas entendu cela de la bouche de l’ensemble de nos collègues. Le ministre Dermagne opinait d’ailleurs du bonnet aux propos de M. Prévot.
Tout d’abord, je voudrais souligner un point important. Dans le travail législatif, sur des dossiers importants, il faut éviter de légiférer dans la précipitation. Il faut se donner le temps de trouver les meilleures solutions et d’exploiter toutes les nuances du dossier. Dans le présent dossier, Les Engagés avec les autres groupes de l’opposition ont par le seul moyen dont ils disposaient, c’est-à-dire le renvoi au Conseil d’État, gagné le temps nécessaire pour ouvrir un dialogue avec la majorité, grâce à l’appui des associations de victimes. Nous nous réjouissons que ce dialogue ait pu aboutir in extremis par l’adoption d’amendements qui recopient mot pour mot des amendements que nous avions déposés avec DéFI, la N-VA et le PTB.
C’est évidemment important pour les victimes mais également pour notre pays car les victimes des attentats du 22 mars 2016 ont été frappées au hasard. Il s’agissait avant tout, pour les auteurs de ces attaques de l’Etat islamique, de nous terroriser tous, de nous brutaliser collectivement. Toutefois, ce sont elles les victimes qui ont été attaquées, qui ont été meurtries, qui ont gardé dans leur chair, dans leur corps et dans leur cœur le traumatisme et les blessures profondes, parfois irréparables à jamais, de ces bombes déclenchées dans la foule à l’aéroport de Zaventem et dans le métro Maelbeek.
À travers les initiatives législatives dont nous discutons – à défaut de réparer, de guérir, de rétablir leur être dans leur vie et leur bonheur antérieur –, la responsabilité, l’engagement de notre Parlement est d’aider les victimes à supporter leurs blessures, leurs douleurs et de les reconnaître comme celles qui avaient été ciblées en notre nom à tous parce qu’elles étaient chacune d’entre nous et qu’elles nous représentent. Il importe donc de répondre à ce qu’elles demandent, à savoir que l’État se presse au-devant de chacune d’elles pour qu’elles survivent.
Au-delà des mots et de la compassion, ce que demandaient les victimes, ce qu’elles répétaient lorsqu’après le choc elles ont enfin pu s’exprimer, c’est qu’on les prenne par la main – selon leurs propres termes –, c’est qu’on leur évite les dédales de nos bureaucraties, de nos institutions complexes, de nos guichets souvent anonymes, c’est que l’État s’occupe d’elles. Au-delà des efforts qui ont été accomplis pour soulager leurs maux, pour protéger la société, il s’agissait pour l’État de les indemniser. Ce qu’elles demandaient, c’est qu’à défaut d’avoir pu les protéger, il les aide à survivre et à retrouver un sens, c’est qu’il soit à leurs côtés. Chacun de nous admettra que, jusqu’à présent, ce fut un échec.
Le procès des attentats du 22 mars, qui a rendu son verdict et dont tout le monde s’accorde à dire qu’il fut un moment de justice et de droit, a été marqué par les témoignages bouleversants des victimes qui ont attesté de cet échec. En effet, un terrible constat revient quasi systématiquement: la violente double peine vécue par les victimes confrontées à la complexité du système, à la lenteur des procédures, aux assurances et à l’abandon par l’État. Je souhaite ici reprendre les mots de Mme Loubna Selassi, dont le mari bagagiste à l’aéroport de Zaventem perdit une jambe dans l’attentat: « Nous avons été laissés entre les mains des assurances. Or, dans ces moments, on a besoin de bienveillance et d’empathie. Au lieu de tout cela, nous avons été examinés sous toutes les coutures et soupçonnés du pire. Tout cela nous a détruits. Nous n’avons pas eu de traitement digne de notre statut de victimes de terrorisme. »
La loi sur laquelle portera notre vote tout à l’heure constitue la cinquième initiative législative – la cinquième! – prise depuis les attentats, en vue d’améliorer l’aide aux victimes de terrorisme après les lois du 31 mai 2016, du 18 juillet 2017, du 15 janvier 2019 et du 3 février 2019. C’est dire à quel point la démarche du gouvernement depuis 2016 est brouillonne!
Comment est-ce possible?
Le projet de loi du gouvernement que nous sommes invités à adopter améliore les textes antérieurs grâce aux amendements adoptés à l’initiative tant de la majorité que de l’opposition. On peut citer en premier lieu l’option choisie d’une indemnisation intégrale des dommages subis. Il y a néanmoins un bémol, à savoir l’instauration d’un régime de plafonds d’indemnisation, qui contredit le principe d’une réparation intégrale. Vient ensuite l’extension du régime de solidarité nationale au profit des victimes qui ne peuvent se prévaloir d’une couverture d’assurance. Il s’agit également là d’un aspect important. Troisièmement, la mise en place d’un point de contact unique « Terrorisme ». Théoriquement, du moins, parce que l’articulation de ce point avec les autres points de contact s’occupant des victimes reste obscure.
Le projet de loi amendé met également en place une expertise unique. Mais là aussi, il y a un bémol: sur la base des témoignages des victimes, l’intervention d’une multitude de types d’assurance laisse entrevoir une gestion différenciée d’un même dommage. L’extension du champ d’application de la loi aux non-résidents en cas d’attentat en Belgique et aux Belges vivant à l’étranger en cas d’attentat à l’étranger est évidemment essentielle. Le projet de loi initial constituait un recul pour les victimes étrangères mais, heureusement, ce recul a fini par être corrigé. Enfin, il y a la prolongation du délai à dix ans pour introduire une demande d’indemnisation des dommages subis prévue par le projet. Sur ce point, les associations de victimes déploraient vivement le fait que cette prolongation ne bénéficie pas aux victimes des attentats de mars 2016, qui ont laissé s’écouler le délai de recours de trois à cinq ans.
Notre groupe estimait qu’il s’agissait d’un problème considérable, en particulier pour les victimes souffrant ou ayant souffert d’un syndrome posttraumatique en raison duquel elles n’ont pu prendre connaissance de leur dommage qu’après l’expiration des délai de recours.
La littérature scientifique a parfaitement documenté ces cas. Les victimes refoulent profondément et parfois fort longtemps leur traumatisme, qui surgit bien plus tard et, souvent, de manière dramatique. Les victimes d’un syndrome post-traumatique se trouvent dans l’impossibilité, pour force majeure, de respecter les délais, étant donné qu’elles n’ont pas connaissance de leur dommage. Cependant, il n’est pas aisé d’apporter la preuve qu’elles ont été durant toute la période dans cette impossibilité. Ces victimes ne pouvaient être oubliées et doivent être indemnisées de l’intégralité de leur préjudice par les compagnies d’assurance.
Ce dialogue, nourri par les avis du Conseil d’État, nous a permis de proposer une solution nuancée pour combler un vide dans le projet gouvernemental. Nous avons en effet déposé avec DéFi, la N-VA et le PTB deux amendements qui portent sur les modalités de preuves et qui sont, dès lors, d’application immédiate. Il s’agit de présumer que lorsqu’une personne souffre ou a souffert d’un syndrome post-traumatique lié à un attentat terroriste établi par un expert psychiatre, elle s’est trouvée par force majeure dans l’impossibilité d’agir dans le délai prévu. S’agissant d’une règle de preuve, cette présomption s’applique aux procédures en cours et à celles qui n’ont pu être introduites par les victimes qui se trouvaient dans l’impossibilité, pour cause de force majeure, d’agir dans les délais prescrits. Nous avons réussi à trouver une voie entre la volonté de sauver ces victimes des attentats du 22 mars 2016 et les futures victimes, sans pour autant porter atteinte au principe de non-rétroactivité des lois. Le Conseil d’État a validé ces deux amendements et nous sommes très heureux de constater que ceux-ci ont pu être redéposés afin de pouvoir être adoptés. C’est une grande victoire, non pour Les Engagés mais pour les victimes passées et futures qui souffrent d’un stress post-traumatique. Nous nous réjouissons que sur une question aussi importante, un large consensus ait pu être dégagé. Merci à tous ceux qui y ont contribué.
Malgré les avancées apportées au projet, le texte ne répond malheureusement pas – nous le savons – à la demande cardinale des victimes, à savoir que leur interlocuteur, celui qui évaluera leur souffrance, leur taux d’incapacité, leur handicap et les indemnisera doit être l’État et non le secteur des assurances. Ce point cardinal était inscrit au cœur même des recommandations de la commission d’enquête parlementaire attentats. Cette recommandation avait été adoptée, le 26 octobre 2017 – il y a déjà sept ans et demi – à l’unanimité des membres de la Chambre.
Voilà ce que disait cette recommandation: « Pour l’avenir, la Belgique se dote d’un système qui, au lieu d’offrir une aide subsidiaire qui contraint la victime à s’adresser elle-même aux organismes publics ou privés chargés de l’indemniser, prévoit la création d’un fonds qui pourra lui allouer, dans les délais les plus brefs, des aides et indemnités, à charge de récupérer ce qui est dû par les compagnies d’assurance ». Votre gouvernement savait toute l’importance de cette recommandation.
Malgré tous les efforts des associations de victimes, malgré notre proposition de loi et nos nombreux amendements, malgré un accord de gouvernement qui prévoyait que le gouvernement mettrait en œuvre les conclusions de la commission d’enquête parlementaire sur les attaques terroristes, malgré toutes les conclusions, le gouvernement est resté inflexible sur ce point.
Nous terminons donc l’examen de ce projet de loi avec des sentiments mitigés. D’un côté, nous avons le sentiment d’avoir réellement pu contribuer à améliorer, au travers du travail parlementaire, le projet initial du gouvernement et de l’autre, nous ne pouvons pas nous empêcher d’avoir le sentiment d’une occasion manquée d’aboutir à une loi qui aurait rencontré l’ensemble des préoccupations légitimes des victimes. Or pour avoir ce sentiment, il aurait fallu que soit créé le fonds public d’indemnisation des victimes.
Nous rêvions qu’au terme de ce long parcours législatif, un projet donnant satisfaction à l’ensemble des revendications légitimes des victimes puisse être adopté à l’unanimité par ce Parlement. Malheureusement, force est de constater qu’un élément essentiel pour atteindre cette unanimité fait défaut. Nous ne pouvons que le regretter. C’est la raison pour laquelle nous nous abstiendrons sur ce projet de loi. Je vous remercie.