Comment financer la transition énergétique sans que les citoyens doivent encore passer à la caisse quand on sait que la Cour des Comptes au niveau européen chiffre l’effort à plus de 1000 milliards ? Voici une piste intéressante que Pierre Larrouturou, économiste et initiateur d’un Pacte Finance-Climat nous livre au travers d’une interview à Libération ». Ce pacte soutenu par diverses personnalités des mondes académique, politique, scientifique, de l’entreprise met en perspective un modèle qui nous permet de remplir nos objectifs en matière de réduction de gaz à effets de serre, qui est créateur d’emplois et qui est juste.
Pierre Larrouturou : «Sauver le climat, la seule guerre qui ne fera aucune victime»
1er janvier 2019 sur le journal en ligne « Libération »
Pour vaincre l’inertie des pouvoirs et le poids des lobbys, il est temps de déclarer la guerre au dérèglement climatique. A l’origine du projet de Pacte Finance-Climat européen lancé avec le climatologue Jean Jouzel et 500 personnalités de douze pays, l’économiste Pierre Larrouturou (1) explique comment la finance peut paradoxalement aider à gagner cette guerre.
Vous dressez un constat accablant, mais vous dites que nous ne sommes pas condamnés au chaos…
Les dinosaures ont disparu à cause d’une météorite… Mais cette fois, il n’y a aucune fatalité : la météorite, c’est nous. Il ne se passe plus un mois sans que des centaines de milliers d’hommes et de femmes voient leur vie bouleversée par une canicule, un feu de forêt, des pluies diluviennes ou des inondations… Au Japon, en juillet 2018, les inondations ont provoqué plus de 200 morts. En Europe, les vagues de chaleur et les feux de forêt sont de plus en plus fréquents. Plus personne ne peut douter de la réalité et de la gravité du dérèglement climatique.
Et les événements climatiques extrêmes se multiplient au point d’avoir un impact sur les récoltes…
Les compagnies d’assurances sont formelles : le nombre d’événements climatiques extrêmes a plus que doublé en moins de trente ans. En juin 2016, les inondations ont provoqué une perte de 31 % de la récolte de blé en France. En 2018, c’est la canicule qui a obligé les paysans à distribuer du foin dès le mois d’août car les pelouses étaient de vrais paillassons. Au Sahel, on subit la pire sécheresse depuis au moins 1 600 ans… En Afrique, on prévoit des pertes de récolte de 35 % à 60 % selon les régions, alors que la population du continent devrait doubler d’ici à 2050.
Si rien de décisif n’est mis en œuvre dans les prochaines années, nous ne pourrons pas éviter un réchauffement de la planète de 2 ou 3 degrés. Les conséquences seront dramatiques. Le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (Giec) montre comment les émissions de CO2 et de méthane ont recommencé à augmenter dans tous les pays, y compris la France, mais ce rapport affirme aussi qu’il n’est pas trop tard pour agir. Pour gagner la bataille, il faut cesser de faire des petits pas. Il faut arrêter les rustines.
Vous dites qu’il faut déclarer la guerre au changement climatique…
Oui. Et ce sera la seule guerre qui ne fera aucune victime, la seule guerre qui évitera des millions de morts, la seule guerre qui permettra de rassembler les peuples au lieu de les diviser.
Et comme dans toutes les guerres, le nerf de cette guerre contre le climat, c’est l’argent…
La question de l’argent est fondamentale. Pour gagner la bataille du climat, l’ONU nous dit qu’il faut tripler les investissements. Mais pour y parvenir, il faut surtout une véritable volonté politique qui, aujourd’hui, manque cruellement. Quand Nicolas Hulot démissionne, il explique qu’il voulait 5 milliards d’euros pour un Plan hydrogène et qu’il a eu 200 millions. Il demandait 7 milliards pour l’isolation des bâtiments et il n’a obtenu que des budgets totalement insuffisants… On n’est pas du tout au niveau !
Et le problème est le même dans tous les pays : en Allemagne, les ministres se déchirent sur les réseaux sociaux pour savoir comment financer la prochaine loi sur l’efficacité énergétique. Aux Pays-Bas, l’Etat a été condamné par la justice à cause de son inaction mais ne sait pas comment financer un Plan climat vraiment ambitieux. Au total, pour financer la transition écologique dans toute l’Europe, la Cour des comptes européenne estime qu’il faudrait 1 100 milliards par an.
A-t-on les moyens de trouver ces financements qui s’annoncent colossaux ?
L’argent existe, l’argent est là. Il suffit de le canaliser, de le diriger vers tout ce qui nous permettra de lutter contre le réchauffement climatique. En 2008, pour éviter l’effondrement du système financier, la Banque centrale européenne a mis 1 000 milliards sur la table. Puis, à nouveau, pour «relancer la croissance», la BCE a créé plus de 2 500 milliards d’euros depuis trois ans. Or l’essentiel de ces sommes colossales est allé nourrir la spéculation financière. Aujourd’hui, rien ne nous empêche de créer une banque européenne du climat comme on a été capable de créer, au lendemain de la chute du mur de Berlin, une Banque européenne pour la reconstruction et le développement. En 1989, il a suffi de six mois à Kohl et Mitterrand pour créer cette banque destinée à financer la transition des pays de l’ex-bloc soviétique. A l’époque, on partait d’une page blanche. Aujourd’hui, on ne part pas de rien : il s’agit «seulement» de mettre la création monétaire au service du climat.
Comment fonctionnerait une telle banque ?
En créant une telle banque, les responsables politiques montreraient que concilier climat et justice sociale est la priorité des priorités. Cette banque du climat pourrait être une filiale de la Banque européenne d’investissement (BEI). En l’arrimant à la BEI, l’avantage serait double : sa création pourrait se faire très rapidement et cela lui permettrait de bénéficier de la note AAA de la BEI.
Cette banque européenne du climat aurait pour mission de fournir à tous les Etats membres et aux pays alliés des financements à taux zéro. Et bien sûr, ces prêts seraient fléchés, uniquement destinés aux économies d’énergie et au développement des énergies renouvelables.
Quels seraient les financements mis à la disposition de chaque Etat ?
Le projet de Pacte Finance Climat que nous avons lancé avec le climatologue Jean Jouzel, qui était vice-président du Giec quand celui-ci a reçu le prix Nobel de la paix, reprend l’idée de l’économiste anglais Nicholas Stern. Nous proposons que chaque pays dispose chaque année d’une enveloppe correspondant à 2 % de son PIB.
Ainsi, l’Allemagne aurait chaque année une enveloppe de 65 milliards d’euros à taux zéro, l’Italie de 40 milliards, l’Espagne de 25 milliards… Pour la France, 45 milliards chaque année pour le climat, pendant trente ans et sans taxer les gilets jaunes, ça changerait tout !
Vous dites qu’il faut aussi un budget de 100 milliards par an au niveau européen…
Dans chacun de nos pays, il existe un budget de l’éducation et un budget de la santé. Il est temps, au niveau européen, de créer un budget climat. Chacun sait qu’il y a des projets fondamentaux pour notre avenir qui ne sont pas immédiatement rentables et qui ne seront jamais financés par des capitaux privés. C’est donc la puissance publique européenne qui doit faire le boulot. Ces 100 milliards de budget annuel se décomposeraient de la façon suivante : 40 milliards pour l’Afrique et la Méditerranée, 10 milliards pour la recherche et 50 milliards pour financer le chantier sur le territoire européen.
Comment trouver de telles sommes sans augmenter les impôts des citoyens ?
Commençons par stopper les subventions aux énergies fossiles… Et attaquons-nous à l’évasion fiscale et à la concurrence fiscale intra-européenne : en quelques décennies, alors que les bénéfices n’ont jamais été aussi importants, le taux moyen de l’impôt sur les bénéfices est tombé en Europe de 40 % à 19 %. Alors qu’aux Etats-Unis, de Roosevelt à Trump, il restait stable à 38 % C’est le monde à l’envers, 19 % en Europe contre 38 % aux Etats-Unis ! Certes, Donald Trump a fortement baissé l’impôt sur les bénéfices mais on ne dira jamais assez que le taux moyen européen à 19 % reste inférieur au taux voté à la demande de Trump qui est de 24 % ! Si l’Europe est capable de créer un impôt fédéral sur les bénéfices avec un taux de 5 % (l’effort demandé aux actionnaires reste très raisonnable), nous aurions chaque année 100 milliards à investir pour le climat.
Mais ça fait plus de trente ans qu’on en parle de cet impôt fédéral !
C’est vrai. Depuis Jacques Delors. Du coup, bonne nouvelle, tout est prêt techniquement pour le mettre en œuvre. En annonçant que ce budget sera financé par les actionnaires et non l’ensemble des citoyens, et qu’il permettra de lutter contre le dérèglement climatique en créant massivement des emplois, ce projet devrait rassembler un grand nombre de pays et permettrait de redonner du souffle à la construction européenne.
Avez-vous une idée des nouveaux emplois qui pourraient être créés grâce à cette création monétaire mise au service du climat ?
L’Agence pour l’environnement et la maîtrise de l’énergie estime qu’on pourrait créer jusqu’à 900 000 emplois en France. A l’échelle européenne, une telle stratégie de financement permettrait de créer près de 6 millions d’emplois. Et sans doute autant de l’autre côté de la Méditerranée. N’est-ce pas la meilleure façon de diminuer les flux migratoires économiques et climatiques ? Nous sommes des millions à comprendre la gravité de la crise. Des millions aussi à savoir que la crise peut être une opportunité pour changer nos modes de vie, créer massivement des emplois, faire baisser les charges fixes et vivre mieux. Face à l’inertie du système et au poids des lobbys, il est urgent que les citoyens s’organisent pour pousser nos dirigeants à l’audace. Comme le disait mon ami Stéphane Hessel : «Il ne faut jamais se décourager. On a connu l’apartheid et la fin de l’apartheid. On a connu le mur de Berlin et la fin du mur de Berlin. C’est à nous, les citoyens, de décider de notre avenir.»
(1) Dernier ouvrage : Finance, climat, réveillez-vous ! Les solutions sont là (avec Anne Hessel et Jean Jouzel) éd. Indigène. www.pacte-climat.eu