Imaginer une nouvelle société à laquelle nous aspirons , à une économie qui n’est plus interdépendante du reste du monde , à des modes de consommation plus respectueux des ressources de notre terre, à des économies locales ancrées dans les territoires, impliquent d’écouter et de s’inspirer de spécialistes, notamment économistes qui proposent des solutions .
Au travers de cette Interview de Gaël Giroud, économiste français , il est clair que les ressources allouées par la Banque centrale européenne ne pourront pas comme en 2008 après la crise bancaire, soutenir les seules banques et ne pas être orientées vers l’économie réelle, les entreprises… Mais quelle économie réelle ? Pas la même , assurément qu’aujourd’hui.
À écouter ici :
Gaël Giraud : « La sortie du confinement ne sera pas du tout la fin de la crise »
Article France Inter, dimanche 29 mars 2020, par Éric Delvaux
Une crise de l’offre alimentaire pourrait arriver dans les semaines à venir? A quand la fin du confinement ? Peut-on comparer la situation économique au krach de 1929 ? De 2008 ? Peut-on s’attendre à un retour de l’Etat-providence ? Réponses de Gaël Giraud, économiste et directeur de recherches au CNRS
Vous estimez qu’après cette crise, rien ne pourra plus être comme avant. Qu’est ce qui devra impérativement changer à vos yeux ?
Gaël Giraud : « Je crois que ce dont on fait l’expérience aujourd’hui, c’est que nous avons construit une globalisation marchande qui nous rend extrêmement vulnérables. Nous avons organisé notre commerce international sur des chaînes de valeur et d’approvisionnement à flux tendus, sans substitut, sans redondance, pour maximiser le taux de profit. Or, on constate aujourd’hui que si vous avez, disons, 30% des salariés d’une entreprise qui ne peuvent plus travailler (soit parce qu’ils sont malades, soit parce qu’ils ne veulent pas prendre le risque d’attraper le virus), ce n’est pas 30% de production en moins, c’est l’entreprise qui est obligée de fermer. Si cette entreprise est elle-même insérée dans une chaîne de valeur internationale et qu’il n’y a pas de substitut, c’est la chaîne toute entière qui est interrompue.
Quels sont les signes précurseurs qui auraient dû alerter les financiers et les dirigeants ?
« Il y a déjà eu des épidémies du même type qui étaient absolument analogues à celle que nous connaissons aujourd’hui, en 2002, en 2013… l’épidémie du SRAS notamment. Et on sait que les marchés d’animaux sauvages à Wuhan et à Pékin n’ont pas fermé, en dépit des alertes de l’OMS.
Il y a quand même un certain nombre de pays qui sont préparés : Taïwan, la Corée du Sud étaient prêts à affronter ce type d’épidémie et nous, on n’a pris aucune mesure pour nous protéger ».
Bruno Le Maire compare la situation actuelle au krach boursier de 1929. En quoi est-ce similaire ?
« Je ne suis pas sûr que ce soit tout à fait similaire. Ce qui est similaire c’est qu’il y a une panique sur les marchés boursiers, mais la grande différence entre ce qui se passe aujourd’hui et 1929, c’est que l’origine de la crise n’est pas financière. L’origine de la crise se trouve dans l’économie réelle, c’est à dire que c’est la production elle-même qui est à l’arrêt, il y a à la fois une crise d’offre et de demande«
Ce n’est pas simplement une crise financière, c’est beaucoup plus grave.
Gaël Giraud
On peut injecter des millions de milliards dans le secteur bancaire aujourd’hui, ça ne fera pas grand chose dans l’immédiat puisque ça ne sauve pas des vies. Les banques ne peuvent pas vous immuniser contre les virus et puis ça ne réalimente pas les chaînes d’approvisionnement qui sont interrompues. Donc, il faut d’abord s’occuper de l’économie réelle. C’est la raison pour laquelle l’argent, qui est aujourd’hui injecté par les banques centrales dans le secteur bancaire, doit surtout être injecté auprès des entreprises et des ménages.
L’impératif premier aujourd’hui, c’est sauver des vies. Donc, ça veut dire un investissement massif de la part de l’Etat dans le système hospitalier. On est en train de découvrir que le fait d’avoir démantelé quasiment complètement notre système sanitaire en France nous coûte des vies aujourd’hui (300 morts encore hier).
Concrètement, il faut reproduire des ventilateurs, des masques. Il y a encore quelques années, on était capables de produire des millions de marques, aujourd’hui ce n’est plus le cas. Et puis surtout, produire des enzymes pour faire le test ».
La seule manière de sortir intelligemment du confinement, pour qu’il serve à quelque chose, c’est de dépister ceux qui en sortiront. Sans quoi, une fois qu’on sera sorti de chez nous, l’épidémie va reprendre exactement comme si on ne s’était pas confinés
GAËL GIRAUD
A quand la fin du confinement ?
Il faut rappeler que la sortie du confinement ne sera pas du tout la fin de la crise. Nous en avons encore pour un an, un an et demi, de bagarre avec ce virus.
GAËL GIRAUD
Il est en train de se répandre sur la totalité de la planète : il est arrivé en Inde, en Afrique. Il va probablement muter. Il va vraisemblablement revenir. Donc, il y aura des nouvelles vagues. Chacun d’entre nous devra être reconfiné.
Il faudra que nous apprenions très vite à avoir des gestes d’hygiène élémentaire tout le temps, dès lors que nous serons sortis du confinement. Il faudra porter des masques pendant plusieurs mois, même à la sortie du confinement. De ce point de vue là, ça ne va pas s’arrêter là dans un mois. Et il faudra conserver de la distanciation sociale pour éviter de retransmettre le virus.
Le seul moyen de nous en tirer, c’est de mettre en œuvre ce qui a été fait à Taïwan et en Corée du Sud de manière extrêmement efficace, c’est-à-dire de pratiquer des tests de manière systématique.
GAËL GIRAUD
En France, on s’apprête à pratiquer 200 000 tests par semaine. En Allemagne, c’est 500 000 déjà, et c’est ça qui explique essentiellement le faible nombre de morts qu’il y a en Allemagne aujourd’hui, comparé à ce qu’on trouve en France. »
Le retour de l’Etat providence ?
_ »_En 2008, on a beaucoup parlé du retour de l’État providence, mais c’était essentiellement rhétorique : ça consistait en de petits aides budgétaires qui étaient insuffisantes. Aujourd’hui, l’aide budgétaire envisagée par la plupart des pays est également insuffisante. Et puis, c’était surtout des tombereaux de liquidités injectées par les banques centrales dans le secteur bancaire. Or, cet argent qui a été injecté dans le secteur bancaire n’est pas arrivé dans l’économie réelle. Il a été effectivement utilisé par les banques pour agir sur les marchés financiers et il a alimenté la bulle financière qui aujourd’hui, est en train de crever puisque en deux semaines, la planète a perdu en gros un tiers de la capitalisation boursière mondiale« .
L’Etat-providence n’est pas véritablement revenu en 2008 ; la question est de savoir s’il va revenir maintenant ?
GAËL GIRAUD
Les limites du modèle européen et de sa banque centrale
_ »_La banque centrale a réagi de manière forte et elle a eu raison. Par ailleurs, je me réjouis du fait que Christine Lagarde ait repoussé la proposition qui venait des Pays-Bas et qui était de dire ‘On va aider budgétairement les pays du Sud, en particulier l’Italie, à condition qu’elle mette en oeuvre les fameuses « réformes structurelles » qu’on appelle de nos vœux depuis des années’. Cette proposition est, à mon avis, complètement aberrante.
Simplement, comme le problème vient de l’économie réelle, la monnaie comme telle ne suffit pas. Ce qu’il faut aujourd’hui, c’est sauver les vies et donc avoir des masques, des ventilateurs et produire les enzymes qui permettent de faire des tests. La Banque centrale européenne ne peut pas le faire ; ça c’est à chaque Etat, éventuellement de manière coordonnée (ce serait beaucoup plus intelligent, évidemment) de le faire. »
Quant à l’Union européenne elle-même et aux institutions communautaires, elles affichent aujourd’hui un manque de coordination cruel. Un sondage qui vient de sortir en Italie montre que les Italiens s’interrogent beaucoup sur l’utilité d’être dans la Zone Euro puisqu’à ce jour, ils ont été aidés par les Chinois, les Russes – et personne au sein de l’Union européenne ne les a aidés.
L’économie après le confinement
« On va avoir beaucoup, beaucoup de chômage à la sortie du confinement. Aux Etats-Unis il y a déjà 3 millions de chômeurs de plus ; en France, probablement au moins un million de chômeurs supplémentaires. Or je le redis : le ‘quantitative easing’, l’assouplissement monétaire quantitatif mis en oeuvre par la BCE, c’est bien, mais ça permet juste de sauver les banques, mais pas, à ce jour, de sauver l’économie réelle.
[…] On est en train de se rendre compte que, d’une part c’est aberrant [que des produits fassent plusieurs fois le tour de la planète avant d’arriver dans nos assiettes] et d’autre part, que ça nous rend extrêmement vulnérables. Il y a beaucoup d’entre nous, confinés, qui ont repris contact avec les AMAP et qui se font livrer localement par les agriculteurs du coin.
Évidemment, à la sortie du confinement, il faudra relocaliser la totalité de la production, relancer une industrialisation verte en France avec les produits que nous produisons pour nous
GAËL GIRAUD
On ne peut plus continuer à dépendre de l’offre internationale qui est à ce point fragile et vulnérable dans un contexte où il y aura d’autres pandémies. Ce n’est absolument pas la dernière ».