Une opinion dérangeante de Laurent Alexandre, auteur du livre » La guerre des intelligences », qui met en évidence le fossé qui se creuse encore davantage entre « ceux qui savent » et « ceux qui ne savent pas » et qui ne se sentent plus représentés par personne. L’intelligence artificielle mérite des moyens suffisants au niveau budgétaire et au niveau humain pour appréhender toutes ses conséquences et pour y associer le plus grand nombre sous peine d’accentuer des fractures et d’avoir définitivement deux mondes qui ne se parlent plus et ne se comprennent plus.
OPINIONS : L’intelligence artificielle produit des gilets jaunes
Par Laurent Alexandre, publié le 27/11/2018 à 17:30 dans « L’express »
L’intelligence artificielle transforme l’organisation sociale en favorisant les élites intellectuelles et en affaiblissant le peuple.
Le géographe Christophe Guilluy décrit depuis des années les souffrances de la France périphérique. Il voit dans les gilets jaunes le signe d’une révolte de ce tiers pays qui n’intéresse pas les politiques. Il y a bien trois France : les gagnants de la nouvelle économie, calfeutrés dans les métropoles où se concentrent les entreprises liées à l’intelligence artificielle (IA), les banlieues peuplées de communautés et la France périurbaine et rurale des « petits Blancs », qui se sont autobaptisés « gilets jaunes ».
Emmanuel Macron doit son ascension aux gagnants du nouveau capitalisme cognitif ; c’est-à-dire l’économie de la connaissance, de l’IA et du big data. Les élites macronistes vivent un âge d’or, mais elles profitent de l’économie de la connaissance sans se préoccuper du sort des classes moyennes et populaires. Les seuls groupes qui intéressent les politiques et les nouvelles élites sont les communautés et les minorités, aucunement les Français moyens.
Mille revendications particulières
L’essayiste Olivier Babeau s’emporte dansL’Opinion : « L’espace public est désormais saturé par des minorités aux mille revendications. Handicap, genre, ethnie, orientation sexuelle, choix alimentaire : ce sont les revendications particulières, assorties souvent d’une dimension victimaire – qui en accentue la véhémence -, qui accaparent les législateurs. Le politique gérait hier la grande masse des gens rentrant dans ce que l’on appelait la norme. Le politique devient gestionnaire de revendications particulières agrégées en syndicats d’intérêts. Leur mission est aujourd’hui de s’assurer que toutes les marges et tous les sentiments alternatifs soient respectés. »
L’Etat s’intéresse au devenir des « vegan trans » plus qu’au pouvoir d’achat des « petits Blancs périurbains » – sociologiquement proches des électeurs populaires de Trump – qui sont bousculés par la dynamique communautariste et choqués par la baisse de leur utilité.
En effet, l’IA transforme l’organisation sociale en favorisant les élites intellectuelles et en affaiblissant le peuple, mal préparé à la révolution technologique. Pour beaucoup de citoyens, la technologie va trop vite et l’IA dévalorise à toute allure les savoir-faire existants, ceux des classes moyennes, justement. A l’inverse, le besoin en ingénieurs et en managers de très haut niveau explose : on estime que le monde manquera de dizaines de millions de travailleurs « ultraqualifiés » dans quinze ans.
Le désespoir des « petits Blancs »
Les écarts entre les gilets jaunes et la petite élite de l’IA – très mobile géographiquement et que l’on s’arrache sur le marché mondial des cerveaux – sont un puissant moteur populiste. Actuellement, 41 % des Français souhaiteraient un pouvoir autoritaire. Peu structuré, le mouvement des gilets jaunes va sans doute s’essouffler, mais le désespoir des « petits Blancs » est là pour durer dans tous les pays occidentaux.
Ainsi, le Prix Nobel d’économie 2015, Angus Deaton, s’alarme de l’augmentation de la mortalité chez les Blancs américains peu diplômés. Hélas, la réponse des élites est inadaptée : se moquer des gilets jaunes, qui sont rebaptisés « beaufs », « inutiles », voire « abrutis », et se préparer à faire sécession. Les métropoles deviennent des citadelles et des projets d’îles artificielles ou de stations spatiales réservées aux puissants fleurissent dans la Silicon Valley. Cela dessine un futur à la Elysium. Ce serait le stade ultime de déclin de la démocratie : la séparation physique des « Gods and the Useless » décrits par Yuval Harari dans Homo Deus.
Les gagnants de l’économie de l’intelligence artificielle ont produit les gilets jaunes et, s’il n’y avait la démocratie, ils seraient prêts à les abandonner.