C’est Jean-François Kahn qui prend sa plume pour une analyse en nuance du mouvement des Gilets jaunes en France et les débordements intolérables provoqués par les manifestations. Le danger de pilotage par les groupes extrêmes est bien présent autant que le négation des revendications légitimes d’une partie de la population qui n’accepte pas à raison l’iniquité fiscale à laquelle elle est astreinte. De la nuance et de l’analyse, voilà ce dont la politique a besoin.
Mis en ligne le 7/01/2019 à 11:15 par Jean-François Kahn Le Soir en Ligne
Gilets jaunes: quand les démocrates se réveilleront-ils?
C’est une interrogation philosophique fondamentale : jusqu’où peut aller le divorce entre les causes portées par un mouvement et la nature de ce mouvement ? En d’autres termes, une cause essentiellement juste peut-elle être portée par une dynamique de nature essentiellement perverse ?
Les exemples historiques de cette infernale dichotomie abondent. A l’origine, dans les années 50, en France, le phénomène poujadiste catalysa l’expression, sur fond de souffrances réelles ressenties par le monde des commerçants et artisans, de revendications légitimes qui restent en partie d’actualité (le triomphe humainement destructeur de l’hypermarché n’a-t-il pas contribué à la révolte des gilets jaunes ?).
Mais quand près de 50 députés poujadistes accédèrent au Parlement (en 1956) et, parmi eux, Jean-Marie Le Pen, ils se révélèrent foncièrement antirépublicains, antidémocrates et pour certains fascisants.
En février 1934, Paris fut secouée par une émeute. Elle avait été provoquée par une juste colère suscitée par des scandales à répétition (l’affaire Stavisky) qui révélèrent l’ampleur de la corruption qui déshonorait le milieu politique républicain. Or, même si l’extrême gauche s’était mêlée aux émeutiers, c’est l’extrême droite, en majorité antirépublicaine, qui l’encadra, celle qu’on retrouvera ensuite à Vichy.
De même en Allemagne, dans les années 20, l’opposition à l’iniquité du traité de Versailles était profondément juste. Mais la nature du soulèvement populaire exacerbé par cette injustice s’avéra vite, confisquée qu’elle fut par l’extrême droite nationaliste et revancharde, radicalement malsaine.
S’entendre sur le concept
C’est la même ambivalence qui caractérise le phénomène gilets jaunes. La plupart des causes qu’il projette dans l’espace public sont dignes, prises isolément, d’être soutenues et applaudies. Mais la nature globale du mouvement qui les propulse est intrinsèquement fascisante.
Encore s’agit-il de s’entendre sur le concept. Quand nous prêtons l’oreille aux différents discours qui émanent de la mouvance gilets jaunes, qu’entend-on, que distingue-t-on ? Une rhétorique anti-bourgeoise, anti-riches, anti-finance et anti-banques, antilibérale bien sûr et même parfois anticapitaliste. Le tout adossé à un substrat nationaliste, anti-européiste et antimondialiste. Mais aussi et surtout accompagné de pulsions anti-migrants, anti-étrangers, anti-assistés, d’un rejet rageur de la démocratie représentative, ponctué de dérapages (comme on dit) homophobes et antisémites (Emmanuel Macron étant régulièrement rhabillé en juif, parce que banquier chez Rothschild, en homosexuel et en franc-maçon).
Si on y ajoute la virulence polémique, la banalisation de la haine, la normalisation de la violence, on retrouve là tous les ingrédients de ce mouvement à la fois social, politique et idéologique qui porta Mussolini au pouvoir et dont – le grand sociologue Georges Sorel, venu du socialisme, faisant la liaison – il était difficile de préciser s’il se situait à l’extrême gauche (Mussolini en venait) ou à l’extrême droite. Au point qu’un écrivain (et quel écrivain !) comme Malaparte rallia ce fascisme originel et termina, vingt-cinq ans plus tard, à l’extrême gauche. Ou que, en sens inverse, Jacques Doriot, en France, leader communiste pur et dur, plus dur que pur, termina leader fasciste.
Reste qu’il faut se garder d’une double erreur.
La première, au nom de la justesse des causes, reviendrait à s’interdire de voir la perversité du mouvement. C’est l’erreur qu’ont commise, ces dernières semaines, la plupart des médias français de gauche.
Mais la seconde erreur consisterait, une fois que les aspects les plus préoccupants du phénomène gilets jaunes seront clairement apparus (ils apparaissent de plus en plus), à oublier ce qu’il y avait de juste dans les causes initialement portées et d’authentique dans les colères exprimées.
Silence sidéral
Il est irresponsable de ne pas pointer le rôle essentiel qu’ont joué les extrêmes droites dans le déclenchement de ce mouvement social, mais ce serait s’aveugler que de ne pas voir, ou de refuser de voir, ce que l’extrême droite a su capter, et pas seulement en France, des angoisses, des frustrations, des colères, réelles et profondes, alors que les gauches démocratiques sont généralement passées à côté.
Pour l’instant – et c’est l’aspect le plus préoccupant de la crise –, malgré l’orientation factieuse et même putschiste que prend peu à peu le mouvement (les uns rêvant de leur « révolution d’octobre », les autres de leur « marche sur Rome »), ce qui consterne le plus, c’est le silence sidéral et sidéré (et parfois terrorisé) des républicains, des démocrates et des patriotes de notre pays. Or, de leur réaction dépendra que ce psychodrame débouche sur une nouvelle espérance ou sur une immense tragédie.
Il est temps, grand temps, que les démocrates, de quelque sensibilité qu’ils se réclament, pro-Macron ou anti-Macron, anti-Macron surtout, se réveillent.