Une excellente une opinion de Laura Rizzerio, professeur de philosophie à l’université de Namur sur l’abandon par le politique du « bien commun ».
En cette période de crise et de turbulences, voilà un constat qui doit nous parler et auquel je souscris totalement. La culture individualiste de notre société s’oppose par définition au bien commun et au bien tout court, dans le sens de « bienveillance ». Il est urgent que les politiques se profilent et voient leur mandat comme un service au profit de l’intérêt général plutôt qu’un plan de carrière qui sert des intérêts partisans. Si nous n’avons pu le faire pour éviter cette crise, faisons-le maintenant pour qu’elle se résolve au plus vite avec pour seule visée, celle du bien commun.
En Belgique, les dirigeants politiques ont abandonné la recherche du bien commun
Publié le mardi 18 décembre 2018 à 09h16 – « La Libre » en ligne
D’un côté, la politique est devenue plus un métier qu’un service. De l’autre, dans notre culture individualiste, le bien coïncide avec le « bien individuel » et la réussite correspond à l’accumulation de biens. Entre les deux, où est le « bien commun » ? Une opinion de Laura Rizzerio, professeur de philosophie à l’université de Namur.
Depuis quelques jours, en Belgique, nous assistons, à la fois impuissants et hébétés, à une sorte de bras de fer entre les ex-partenaires du gouvernement. Le spectacle que la crise donne à voir aux citoyens témoigne d’un monde politique plus préoccupé de trouver les moyens pour conserver le pouvoir qu’animé par le désir de servir le bien commun. Le flou sur des matières graves (comme le climat, la migration ou les questions socio-économiques) est d’autant plus choquant que, dans la rue, les citoyens se battent pour une justice sociale que, à leurs yeux, le gouvernement ne parvient pas à assurer. Le dimanche 2 décembre, la marche pour le climat, qui a réuni à Bruxelles 75 000 personnes, a été saluée par les politiques comme une action citoyenne responsable, mais le lendemain, à la Cop24, on a constaté l’incapacité du politique à respecter les engagements pourtant pris à l’égard de la réduction des gaz à effet de serre. Depuis quelques semaines, avec acharnement et détermination, des centaines de personnes en gilet jaune alertent gouvernants et gouvernés à propos de la situation socio-économique qui devient insupportable pour les classes moyennes. Leurs actions débordent en actes de violence et de vandalisme qui sont évidemment inacceptables. Mais ces actes paraissent comme le cri puissant d’un peuple accablé qui cherche pour lui-même et pour les siens comment vivre mieux. Or, le constat, amer, est que, dans la réponse donnée à toutes ces situations, les intérêts particuliers de ceux qui occupent le pouvoir ont trop souvent raison du bien commun. Mais à quoi est dû cet abandon de la recherche du bien commun ?
Trois constats
Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord mettre en avant trois constats. En premier lieu, si ceux qui nous gouvernent semblent plus préoccupés de leur réélection que du bien commun, cela dépend sans doute du fait que la politique est devenue aujourd’hui plus un métier qu’un service. Nos politiciens sont devenus des administrateurs de la société plus que des représentants du peuple, et faire de la politique équivaut pour beaucoup à un débouché professionnel, qui en outre apporte reconnaissance et prestige.
D’autre part, et c’est le second constat, dans la société contemporaine s’est largement répandue une culture individualiste où le bien vient à coïncider avec le « bien individuel » et où la réussite correspond à l’accumulation de biens. Cela fait proliférer l’idée, fausse, que pour être heureux il faut pouvoir posséder (et consommer) toujours plus et conduit inévitablement au conflit social, car ce que je veux pour moi me met en concurrence avec ce qu’autrui veut pour lui. La conséquence est l’échec de la société tout entière qui finit par céder à la loi du plus fort. La vie de ceux qui sont dans l’impossibilité d’accéder à cette surconsommation, faute de moyens, se détériore, laissant dans la pauvreté et l’insatisfaction un nombre croissant d’hommes, de femmes et d’enfants de ladite « classe moyenne ». Le mouvement des « gilets jaunes » en témoigne. Face à ce constat, il est naturel de se demander pourquoi le gouvernement peine à s’engager dans des politiques nouvelles capables de réduire le clivage entre riches et pauvres et de favoriser des modes de vie permettant l’accueil, l’intégration sociale et la solidarité.
In fine, et c’est le troisième constat, la culture individualiste qui domine nos sociétés occidentales empêche de reconnaître que les individus sont avant tout des personnes en relation les unes avec les autres et que cette relation les constitue en ce qu’elles sont. L’ADN de cette relation, que l’on peut appeler aussi « lien social », n’est pas un sentiment de générosité propre à certains individus, mais il est ce qui caractérise l’humanité de tous. Si la culture, la société et les institutions ne contribuent pas à faire grandir ce lien, alors l’humanité risque l’échec. Autrement dit, le développement des capacités de solidarité, d’accueil, de partage de richesses et de savoirs, de prise en charge des personnes les plus vulnérables (personnes âgées, malades, pauvres, handicapées), ne peut pas être considéré comme une option réservée à quelques personnes charitables, mais doit être envisagé comme un devoir qui incombe à toute la société, et qui correspond à la responsabilité de chacun envers l’accomplissement de sa propre humanité. Une société qui oublie de solidifier ce lien est une société destinée à mourir. Les anciens l’avaient bien compris, eux qui avaient défini l’homme comme un « vivant politique » (cf. Aristote, Politiques I, 2).
Du bien pour l’autre
C’est peut-être alors ainsi que l’on pourrait définir le « bien commun » : ce lien à chérir entre tous et avec l’environnement, à chérir parce que c’est justement par ce lien que chaque individu peut découvrir qui il est, acquérir la certitude que tout homme est inviolable et digne de respect, et œuvrer pour un bien reconnu comme le bien de tous. Cela, si l’on y pense, est une évidence dans notre expérience quotidienne, car au fond de nous-mêmes nous savons tous que le désir du bien pour l’autre (du moins pour l’autre qui nous est proche) habite notre cœur en permanence. Et nous savons aussi que nous nous sentons mieux lorsque nous pouvons dépasser nos intérêts particuliers pour nous ouvrir à autrui, aux autres, à l’Autre, et donner à ces autres un peu de nous-mêmes. C’est cela, finalement, que nous appelons tous le « Bien ». Faire du bien c’est agir en tenant compte de ces sentiments et dans le don de soi.
L’affaire de tous au quotidien
Alors, que faire ? Puisque les grands changements commencent par les petits mouvements, si l’on commençait nous-mêmes à changer de cap et à intégrer cette notion de « bien commun » dans notre agir quotidien, dans nos choix, dans notre manière de voir le monde et de l’habiter ? Cela pourrait peut-être conduire d’autres à s’interroger sur la nécessité du changement. Et en premier lieu ceux qui nous gouvernent. Que se passerait-il si la société décidait d’investir davantage dans l’éducation, la culture, l’environnement, le social ? Que se passerait-il si l’on sollicitait la mise en place de politiques nouvelles en soutien de toutes les initiatives qui favorisent déjà, au niveau local par exemple, une autre manière d’organiser le commerce, l’habitat, la mobilité, l’accueil des plus vulnérables ? Le pari à faire est que, en soutenant ce développement intégral, nous découvririons que la poursuite du bien commun procure un plus d’humanité et de bien-être pour tous mais aussi de croissance économique, jobs, richesse. Soutenir ce développement intégral est l’affaire de tous dans le quotidien, et cela peut déjà engendrer un énorme changement. Mais cela doit être aussi la préoccupation des actions politiques, et là on attend aujourd’hui un signal fort de nos institutions. Ce serait une belle manière de vivre ce temps de Noël !
Titre et chapeau sont de la rédaction. Titre original : Crise migratoire, gilets jaunes, marche pour le climat : qu’avons-nous fait du « bien commun » ?